La Première Guerre mondiale en chantant : la chanson comme support de propagande

Mourad Djebabla-Brun, Phd., nous explique les chansons patriotiques de la Première Guerre Mondiale.  

Depuis au moins l’époque des troubadours au Moyen-âge, l’homme a chanté les grands événements. La chanson est un agent mobilisateur efficace puisque, art populaire par excellence, elle ne connaît pas de frontière et touche un large public, quelque soit l’âge, le sexe, ou la condition sociale. La Première Guerre mondiale a tiré partie de ces caractéristiques et a donné lieu à la création d’un grand nombre de chansons de guerre qui n’étaient pas innocentes et répondaient au contraire à des enjeux bien précis.

Image: “Musical Hits of the Dumbells | Revue of 1922″[musique imprimée], Toronto: Leo Feist, [c.1922]. Collections CCGG/CCGW. 

« Guerre totale », le conflit de 14-18 a poussé les belligérants à mobiliser efficacement et activement toutes leurs ressources matérielles, financières et humaines. Dans le domaine des communications, c’est la première fois que les gouvernements devront recourir de façon massive à la propagande pour mobiliser l’opinion publique. La fonction première de la chanson rattachée à la guerre est de soutenir la mobilisation morale tant des troupes que de la population. Outil de masse, outil politique et idéologique œuvrant pour des intérêts communs, la chanson devint avec la Grande Guerre une arme de propagande redoutable. Plus de 300 chansons de guerre et patriotiques, ainsi que des marches militaires, furent produites au Canada entre 1914 et 1918.

Les chansons canadiennes de guerre ont été produites en majorité entre 1914 et 1917, période qui correspond au volontariat où il s’agissait d’intéresser les hommes à la guerre pour s’enrôler. Par la suite, avec l’activation de la conscription en 1917-1918, le recrutement devint coercitif, il n’était donc plus besoin de chanter les impératifs de s’enrôler.

Pour retrouver les chansons du temps de la Première Guerre mondiale produites au Canada ou au Québec, les ressources de la Bibliothèque nationale du Québec ainsi que de Bibliothèque et Archives Canada sont précieuses avec les centaines d’exemplaires de partitions conservées, en plus d’enregistrements numérisés.

Dans les années 1914-1918, en l’absence de postes de radio dans les foyers, la musique se propage essentiellement par le biais du music-hall. Dans un article daté du 1er septembre 1914, La Patrie souligne l’importance des lieux de divertissement pour la population civile en temps de guerre : « Il est indispensable de se détendre un peu l’esprit et sinon d’oublier du moins d’engourdir un instant le cauchemar de la guerre. » En 1914, le divertissement est rapidement investi par la propagande. Par la chanson, il s’agissait de toucher le plus large public possible, maintenant ainsi une pression constante autour des impératifs de l’effort de guerre déclinés en plusieurs thèmes.

 

Chansons patriotiques

Les chansons patriotiques misent sur la question de la Belgique, principale justification de l’engagement de la Grande-Bretagne et de son Empire dans le conflit afin de la défendre de l’agression allemande. L’implication dans la guerre est ainsi vue comme louable, voire chevaleresque avec l’idée de la défense de la Liberté, de la Justice et de la Civilisation contre le « barbare » allemand. Un exemple intéressant et copieusement diffusé durant la guerre dans le milieu anglo-saxon, dont le Canada anglais, c’est la chanson britannique Keep the Home Fires Burning, écrite en 1914. (ÉCOUTE) Ce refrain retentit souvent lors de rassemblements de recrutement au Canada afin de justifier les raisons de s’engager, tout en soulignant la valeur de l’homme s’engageant.

Le principal thème sur lequel les chansons patriotiques jouent afin de valoriser le combattant, c’est le rapport homme-femme sur fond de virilité. La Grande Guerre amène un bouleversement des valeurs sociales en donnant une visibilité aux femmes (pour le temps du conflit). Dans la sphère sociale et dans le cadre de l’effort de guerre en hommes, elles sont en effet mises en lumière comme des juges de la masculinité. Par exemple, au niveau de la reconnaissance de la virilité de l’homme qui est en uniforme, il est intéressant d’écouter un extrait de la chanson canadienne-française « Il est revenu mon soldat », chantée par Hector Pellerin et datant de 1916. (ECOUTE). Pour le milieu anglophone, cette question de la virilité des hommes en uniforme se retrouve dans la chanson britannique de 1914 Your King and Country want you. Cette chanson est diffusée au Canada anglais lors de rassemblements comme chant de recrutement. (ECOUTE).

Au niveau des Canadiens anglais, la question de la fidélité impériale avec l’appel du Roi, est très présente dans les chansons comme élément justificatif de l’implication dans le conflit. Nous la retrouvons avec l’une des chansons canadiennes les plus populaires de la Première Guerre mondiale : Good Luck to the Boys of the Allies, produite en 1915. Le soldat canadien est Johnnie Cannuck qui, aux côtés des Alliés et sous l’Union Jack, fait sa part dans la lutte. (ECOUTE)

Pour les Canadiens français, ce sont plutôt des éléments propres à ce groupe culturel qui sont exploités pour les intéresser à la lutte, comme la filiation avec la France. Les Canadiens français sont alors appelés à se montrer tout aussi braves que leurs aïeux français. Avec cette filiation culturelle, les chansons n’oublient cependant pas le lien constitutionnel à la Grande-Bretagne afin de rattacher les Canadiens français à l’effort de guerre britannique. Mais, au contraire des chansons canadiennes-anglaises, le lien impérial est souvent présenté comme une raison parmi d’autres et non comme la principale. La chanson qui donne un bon exemple de cela est La charge des Canadiens, datant de 1917. (ECOUTE).

A côté de la donne culturelle, l’autre élément exploité pour mobilisé les Canadiens français est la religion. C’est le cas de la chanson « Engageons la bataille » qui tend à mobiliser les Canadiens français au nom de la gloire de la foi catholique. (ECOUTE) Plus largement, cette question de l’approche religieuse est présente dans la propagande canadienne et alliée comme moyen de souligner la justesse du combat entrepris contre des Allemands définis comme le Mal.

L’autre élément que les chansons canadiennes-françaises mettent en valeur, ce sont les hommes déjà au front, et en particulier ceux du 22e bataillon, seule unité canadienne-française du Corps expéditionnaire canadien. Cette unité permet d’individualiser la place des Canadiens français dans la lutte au front. Il existe plusieurs chansons produites entre 1914 et 1917 dont Bibi s’en va en guerre, de 1917. Sur le ton humoristique, l’action du 22e bataillon est présentée comme permettant de mettre fin au conflit en donnant la victoire aux alliés. (ECOUTE)

Le front arrière : femmes

Dans la Grande Guerre, la place prise par la femme dans la société et dans l’effort de guerre n’est pas négligeable, bien au contraire. Par le biais de chansons, nous touchons à des éléments de l’expérience féminine de la guerre. Mais cette expérience est présentée à travers la lunette de la propagande, ce qui implique une valorisation du devoir ou du sacrifice féminin. L’élément qui est sans doute le plus présent dans les chansons, c’est la question de la séparation.

Pour le soldat canadien outre-mer, la femme est retenue comme le dernier lien qui l’unit au pays et souvent comme sa seule raison de rester en vie au milieu de l’enfer du front. C’est également par les yeux de la femme que l’homme peut s’accomplir en tant que soldat. Dans le cas de l’évocation de la séparation, il est intéressant de noter que la mort est totalement absente. L’espoir du retour du soldat prime dans les chansons. Cette censure de la réalité meurtrière du conflit est sans doute à comprendre par le fait que dans le cadre du volontariat canadien, il ne convient pas de décourager les femmes de faire pression sur les hommes pour qu’ils s’enrôlent. Il s’agit également de montrer le bon côté de la médaille, celui des lauriers à récolter, plutôt que les croix. Pour illustrer ces propos, il y a la chanson canadienne-française de 1916 : Il est parti mon soldat. (ÉCOUTE) Dans le cadre des chansons canadiennes-anglaises, sur le thème de la séparation d’amoureux pour le temps de la guerre, il y a K-K-K-Katy, datant de 1917. Écrite par l’Ontarien Geoffrey O’Hara, sa popularité dépassa les frontières canadiennes. (ÉCOUTE)

Le thème de la fidélité est bien présent dans les chansons car il fait partie de la réalité du temps de guerre. Sa présence dans les chansons traduits sa place dans les préoccupations des contemporains. N’oublions pas que le conflit de 14-18 a chamboulé la cellule familiale et les couples avec l’absence de l’homme et une plus grande liberté d’action de la femme. La chanson sert alors à rassurer en imposant une image romantique traditionnelle de la séparation où il ne saurait être question que de fidélité de la fiancée ou de l’épouse dans l’attente du soldat. Une autre chanson canadienne-française met en scène cette question de manière amusante. Dans le premier refrain, nous avons en effet les recommandations du soldat à sa bien-aimée lui demandant de ne pas faire de bêtises en son absence. Mais, dans le 2e refrain, il y a l’évocation de cette autre réalité : celle du comportement des hommes outre-mer… La chanson s’intitule Ma Canadienne (ÉCOUTE)

Nous trouvons des chansons s’adressant plus spécifiquement aux femmes pour leur faire montre de leur devoir patriotique dans l’effort de guerre canadien. Dans le cadre de leur rôle traditionnel de ménagère, en 1917-1918, les Canadiennes furent mobilisées dans leurs cuisines par le gouvernement fédéral afin de contribuer à nourrir les Alliés par le biais de l’économie des vivres. Le blé, le bacon et le bœuf devaient alors être substitués car réservés à l’exportation outre-mer. Avec la campagne des Jardins de guerre de 1918, les citadins sont appelés à cultiver des jardins potagers en ville. Sur le ton humoristique, la chanson Les petits jardins de guerre, s’adresse aux femmes pour leur donner quelques conseils tout en rappelant l’importance de cette mobilisation. (ÉCOUTE)

On ne peut prétendre que les chansons de propagande ont influencé la réaction des Canadiens face à la guerre, mais elles permettent de dresser l’environnement dans lequel la population a évolué en 1914-1918. Les thèmes diffusés témoignent des préoccupations des Canadiens dans le conflit. Bien entendu, les chansons rattachées à la guerre qui nous restent de cette période sont le fruit de la propagande : elles témoignent de la pression à laquelle la population civile était soumise afin de comprendre son rôle au sein de l’effort de guerre canadien.

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